« Le monde du vivant est dans un état de crise sans précédent et ce dont nous avons peur, c’est de la sobriété »

Propos recueillis par Marion Davenas
Traduits vers l’allemand par Annette Kulzer
Dans ses recommandations de politique publique, le Forum pour l’avenir appelle le gouvernement allemand à suivre l’exemple de la France, qui a inscrit la sobriété comme un des piliers de sa stratégie de transition énergétique. L’économiste Timothée Parrique est plus critique vis-à-vis de l’usage politique de la sobriété dans l’Hexagone. Pour lui, éviter la catastrophe climatique exige d’aller beaucoup plus loin et de remettre en cause les logiques économiques qui gouvernent nos modes de vie. Marion Davenas s’est entretenue avec lui.
Dans nos échanges avec les élus et cadres territoriaux en France et en Allemagne, on nous dit souvent que la sobriété fait peur. Elle est associée à la contrainte, au renoncement, au ralentissement économique. En tant qu’économiste, comprenez-vous ces réticences ?
C’est paradoxal. Le climat se réchauffe, la biodiversité s’érode, le monde du vivant est dans un état de crise sans précédent et ce dont nous avons peur, c’est de la sobriété. C’est une peur irrationnelle, un peu comme avoir la phobie des patchs anti-tabac quand on veut arrêter de fumer.
La planète est victime de notre addiction à la consommation ?
Elle est victime de nos logiques économiques. Nous sommes en train de sacrifier notre facteur de production le plus essentiel (la nature), tout ça dans un effort maladroit – et d’ailleurs inefficace – pour relancer la croissance du PIB, un mauvais indicateur de prospérité. Et même pour ceux qui pensent encore que le PIB fait le bonheur, la science est claire : les coûts de l’inaction sont toujours supérieurs à ceux de l’action. Quelles que soient nos difficultés économiques aujourd’hui (financement de l’État, sécurité nationale, santé publique, etc.), celles-ci s’aggraveront dans un monde aux écosystèmes dégradés.
À l’heure actuelle, les politiques de sobriété se focalisent souvent sur des appels aux « petits gestes » individuels : baisser le chauffage, prendre des douches plus courtes, éteindre la lumière… Le Forum pour l’avenir appelle, dans ses recommandations, à aller au-delà des seuls efforts de sensibilisation pour mettre en place des mesures structurelles favorisant l’adoption durable de pratiques moins énergivores. Pour vous, même cette approche reste insuffisante…
Pour baisser l’empreinte écologique d’une économie et revenir sous le seuil des limites planétaires, il faut non seulement consommer moins (ce qu’on entend souvent par sobriété) mais aussi produire moins. C’est en ce sens que je parle de décroissance, une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique.
Concrètement, à quoi cela ressemblerait ?
Il faut imaginer que les pays à hauts revenus se mettent au régime. Pour qu’elle soit efficace, il faut que la réduction soit ciblée (sur ceux qui produisent et consomment le plus) et sélective (pour affecter d’abord les produits les plus lourds écologiquement). Il faut aussi la planifier de la façon la plus démocratique possible afin de faire en sorte qu’elle se fasse de la manière la plus juste et conviviale possible.
Nous devons enclencher un cercle vertueux de ralentissement économique : simplifier nos besoins de consommation pour se permettre de moins produire afin de baisser notre usage des ressources naturelles. Par exemple, une politique de décroissance de l’aviation consisterait à interdire la publicité pour l’avion, investir massivement dans le train, et renchérir le prix des vols – c’est le volet déconsommation. Mais il faudrait aussi annuler des projets d’extension d’aéroports, diminuer le nombre de vols par jour, et fermer graduellement des lignes nationales – c’est le volet renoncement productif.
À l’échelle locale, certaines communes mettent en place des mesures concrètes allant dans le sens de la déconsommation. La Métropole de Lyon a par exemple adopté une règlementation qui bannit la quasi-totalité des publicités dans ses rues. À Berlin, la municipalité subventionne la réparation des appareils électroniques ménagers jusqu’à 200 €. Connaissez-vous des exemples concrets allant dans le sens du renoncement productif ?
Les Pays-Bas qui réduisent la taille du cheptel bovin pour faire face à une crise de pollution, la fermeture de certaines lignes aériennes en France suivant les recommandations de la Convention Citoyenne pour le Climat, les moines qui gèrent la Chartreuse qui décident de limiter la production pour garder du temps libre pour la prière. On pourrait aussi mentionner l’interdiction de certains pesticides, un moratoire potentiel sur l’exploitation minière des fonds marins, ou bien les stratégies de désinvestissement vis-à-vis des énergies fossiles que l’on observe dans certaines banques.
Vous écrivez : « Ce qu’on doit faire pour survivre est aussi ce qu’on doit faire pour mieux vivre. » Comment comprendre cette articulation, alors que la sobriété implique, pour une partie de la population, de renoncer à certains privilèges – comme voyager fréquemment en avion ou occuper seul un logement surdimensionné ?
Oui, une petite partie de la population va devoir renoncer à certains privilèges, dont celui de se déplacer souvent en avion. Statistiquement, c’est un sacrifice négligeable. Ces petites contraintes pour une minorité de ménages seront plus que compensées par l’évitement d’une baisse générale de la qualité de vie causée par le réchauffement climatique.
Les arbitrages ne seront pas faciles ; nous allons devoir grandement simplifier nos besoins, organiser la production différemment, et apprendre à partager davantage. On peut choisir d’organiser cette transition intelligemment, mais on ne peut pas choisir de ne rien faire : décroissance choisie aujourd’hui ou catastrophe subie demain.
L’idée de décroissance n’est pas nouvelle, mais elle peine manifestement à convaincre. Dans nos travaux, nous soulignons l’importance d’un changement de perspective sur la sobriété, pour en faire une aspiration positive et enthousiasmante. Quelles sont vos propositions concrètes pour favoriser une telle adhésion ?
Avec des budgets écologiques limités, il faut décider de manière intelligente quoi produire. Une décroissance des biens et services les moins essentiels permettrait de libérer des ressources pour des choses qui en valent vraiment la peine. C’est paradoxal de critiquer la décroissance au nom de la qualité de vie, alors que son objectif est précisément de permettre le fonctionnement d’une « économie du bien-être », une économie qui puisse prospérer sans croissance, c’est-à-dire satisfaire les besoins de tous dans le respect des limites planétaires.
La France s’est distinguée de l’Allemagne en nommant explicitement la sobriété comme un pilier de sa stratégie de transition énergétique. En pleine crise énergétique, de nombreuses déclarations – y compris au plus haut niveau de l’État – ont marqué les esprits, annonçant la « fin de l’abondance » et l’entrée dans une « logique de sobriété ». Comment avez-vous perçu cet engouement autour de la sobriété ?
Pour l’instant : des discours sans actes. Dans les faits, l’empreinte écologique de la France (tout comme celle de l’Allemagne) dépasse encore très largement le seuil des limites planétaires. Le climat, un problème écologique parmi d’autres, monopolise toute l’attention, avec des résultats plus que décevants sur l’évolution de l’empreinte carbone qui peine à baisser.
On parle de sobriété mais on se limite aux petits gestes qui n’ont presque aucune conséquence systémique. On appelle à la sobriété des consommateurs mais on subventionne lourdement l’aérien qui affiche des prix trois fois inférieurs au train. La sobriété, c’est seulement le nouvel élément de langage à la mode pour tenter maladroitement de légitimer une politique impossible de croissance verte ; c’est une forme de greenwashing macroéconomique.
Merci pour cet échange stimulant Timothée !
À propos de Timothée Parrique
Timothée Parrique est docteur en économie et chercheur à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. Spécialiste de la décroissance, il est l’auteur d’une thèse remarquée, The Political Economy of Degrowth, téléchargée près de 70 000 fois.
Il a également publié l’essai Ralentir ou périr, tiré à plus de 40 000 exemplaires.