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« L’autoconsommation collective n’est pas une solution miracle – mais une chance pour renforcer la démocratie »

État / Zustand
Benjamin Berthou & Lisa Strippchen
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Bildcollage zweier Fotos, darauf sieht man einen Mann links und eine Frau rechts.
Légende
Benjamin Berthou (à gauche), co-fondateur d'Enogrid & Lisa Strippchen (à droite), experte senior chez dena (Agence allemande de l’énergie). | Crédits photos : privé
Accroche / Aufhänger
En France, l’autoconsommation collective (ACC) s’est imposée grâce à un cadre légal établi dès 2016. En Allemagne, en revanche, ce modèle peine encore à émerger. À l’été 2024, le ministère fédéral de l'Économie et de la Protection du Climat (BMWK) avait pourtant dévoilé un projet de loi pour favoriser son essor. Mais avec la rupture de la coalition gouvernementale, le texte est resté en suspens : début 2025, la loi révisée sur l’énergie (EnWG) a été adoptée sans intégrer l’ACC. Dès lors, comment faire de cette vision d’avenir une réalité concrète ?
Date de publication / Veröffentlichungsdatum
21.04.2025
Contenu / Inhalt
Texte / Text

Propos recueillis en allemand et en français par Robin Denz
Traduits par Annette Kulzer et par Marie Millot-Courtois
 

Le Forum pour l’avenir franco-allemand plaide dans ses recommandations de politique publique pour l’instauration d’un cadre légal spécifique en Allemagne. Le Forum voit dans l’ACC – un modèle permettant à un groupe de producteurs et de consommateurs locaux de partager une électricité renouvelable produite à proximité – une occasion à saisir pour accélérer la transition énergétique en impliquant activement la population.

Robin Denz s’est entretenu avec Benjamin Berthou, cofondateur d’Enogrid, et Lisa Strippchen, experte senior en production d’électricité à l’Agence allemande de l’énergie (dena), pour discuter des conclusions du Forum et du rôle clé de l’autoconsommation collective dans la transition énergétique des deux pays.

Benjamin Berthou, en créant Enogrid en 2018, vous avez fait le pari de l'autoconsommation collective comme accélérateur de la transition énergétique citoyenne. Lisa Strippchen, pour l’Agence allemande de l’énergie vous accompagnez le développement de projets pilotes pour faire de ce modèle une réalité en Allemagne.

Entrons en matière avec l’une de mes questions préférées : si vous étiez une infrastructure énergétique, laquelle seriez-vous et pourquoi ?

L. Strippchen : Sans hésitation, une éolienne ! C’est marrant que vous me posiez cette question : j’ai récemment fêté le carnaval à Cologne, et c’était justement mon costume [rires]. Certains les trouvent laides et rêveraient de les arracher… Pour ma part, je les trouve plutôt belles, elles ont une certaine élégance dans le paysage et sont assez impressionnantes. Et puis elles procurent la sensation d’avoir déjà un peu atterri dans le futur.

B. Berthou : Pour ma part, je me verrais plutôt comme un réseau de distribution à l’échelle locale. Parce que notre mission chez Enogrid est de tisser des liens et de mettre en relation producteurs et consommateurs. Nous facilitons la circulation de l’énergie et des idées, un peu comme un réseau électrique qui connecte et alimente différents points sur un territoire.

Quelle est aujourd’hui la pertinence de l’autoconsommation collective et de quelle manière contribuez-vous à son déploiement ?

B. Berthou : Aujourd’hui, la transition énergétique est une nécessité en France. Malgré une électricité déjà bas carbone grâce au nucléaire, il faut électrifier davantage pour décarboner l’ensemble de la consommation énergétique. Le développement des énergies renouvelables est aussi crucial pour renforcer notre souveraineté, notre résilience face aux crises et créer de la valeur dans les territoires.

Témoignage / Text
« L’autoconsommation collective renforce notre souveraineté, notre résilience, notre solidarité et la valeur du territoire. »
Auteur / Autor
Benjamin Berthou
Texte / Text

L'ACC, c’est tout cela : résilience, souveraineté, valeur et solidarité. C'est la volonté d'apporter la transition énergétique à tous les usagers, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Enogrid y contribue en développant des outils pour mutualiser et réduire les coûts, pour faire en sorte que les projets soient réplicables et qu’ils essaiment sur les territoires.

L. Strippchen : Moi, je pense que l’ACC est parfois trop rapidement présentée comme une solution miracle. Le véritable défi réside dans sa mise en œuvre concrète. À mes yeux, son principal objectif est de permettre une participation beaucoup plus large au développement des énergies renouvelables et, par extension, de renforcer les structures démocratiques.

Ce qui rend sa mise en œuvre si difficile en Allemagne, c’est l’absence de règlementation. Aujourd’hui, si je voulais partager mon électricité avec ma voisine, je serais soumise aux mêmes obligations qu’un grand fournisseur d’énergie. Pour un particulier, c’est tout simplement inenvisageable. À l’heure actuelle, la seule solution consiste à s’associer à un fournisseur établi.

L’Agence allemande de l’énergie étudie cette problématique à travers un projet pilote avec les Stadtwerke (services municipaux) de Wunsiedel [petite ville de Bavière à la frontière tchèque, ndlr]. Les premiers enseignements sont clairs : même les Stadtwerke se heurtent à de nombreux obstacles. Il est donc urgent de mettre en place des solutions simples et accessibles à tous !

C’est précisément ce pour quoi le Forum plaide : un cadre juridique qui rende possible la mise en œuvre d’opérations en ACC accessibles à tous sur l’ensemble du territoire. Pour la France, nos propositions visent davantage un passage à l’échelle. Que pensez-vous des recommandations du Forum ?

B. Berthou : Les recommandations du Forum pour l’avenir sont très pertinentes. En France, des avancées ont été faites sur certains points, notamment avec l’exonération de l’accise : depuis le 1er mars 2025, l’électricité des projets d’ACC jusqu’à 1 MW est taxée à zéro. Cela réduit les charges administratives et financières et facilite donc le développement de projets de petite taille. C’est aussi une très grande avancée pour les opérations en logement social, où les bailleurs offrent la production à leurs locataires : jusqu’à présent ils pouvaient offrir l'électron, mais devaient collecter l'accise. C’est donc une bonne nouvelle concernant la lutte contre la précarité énergétique.

Ce qui nous a beaucoup touché, c’est votre proposition de reconnaître la plateforme « Mon énergie collective » d’utilité publique. L’idée était de créer le BlaBlaCar de l'autoconsommation collective, pour que producteurs et consommateurs se rejoignent pour pouvoir partager de l'électricité. Aujourd’hui, cette plateforme est détenue et commercialisée par Enogrid. Bien que tout le monde puisse s’y inscrire, la transformer en service public gratuit pourrait la rendre plus accessible et permettre de référencer tous les projets d’ACC au travers des gestionnaires de réseaux. Ce serait très intéressant. Dans la pratique, cela me paraît plus complexe : cela reviendrait à céder notre propriété intellectuelle à un organisme public comme l’ADEME ou le Cerema. Avec Enogrid, nous avons beaucoup investi, je ne pense pas que nous le ferions gratuitement de manière philanthropique [rires] !

L. Strippchen : En Allemagne, nous en sommes encore à un stade bien différent. Les recommandations du Forum me semblent tout à fait pertinentes, en particulier l’appel à une mise en œuvre simple et pragmatique. À l’Agence allemande de l’énergie, nous soutenons la plupart de ces propositions. Toutefois, leur application concrète soulève plusieurs questions.

Prenons l’exemple de la suppression des obligations pour les fournisseurs en ACC : qui prendra en charge la facturation des frais de réseau ? Qui paiera l’énergie d’équilibrage en cas de production insuffisante de l’installation photovoltaïque ? Devra-t-on répercuter ces coûts sur l’ensemble des consommateurs via les tarifs d’utilisation du réseau ? Est-il juste d’imposer ces frais à ceux qui ne participent pas à l’ACC ? Je ne le pense pas. Ces interrogations appellent des réponses pragmatiques. Sans opérateur professionnel, la mise en œuvre sera compliquée : quelqu’un doit assumer la responsabilité au sein du système électrique. Une avancée majeure serait la création d’une structure dédiée, capable de gérer certaines procédures clés – un gestionnaire de communautés énergétiques, par exemple.

La question de l’équité se pose également concernant la réduction des frais de réseau suggérée par le Forum, d’autant plus que l’ACC ne garantit pas toujours un délestage du réseau électrique. Mais si cela encourage de nombreux acteurs à se lancer, le jeu en vaut peut-être la chandelle. Néanmoins, un système de prime me semblerait plus ciblé et plus juste.

En complément de l’exonération de l’accise sur l’électricité mentionnée par Benjamin Berthou, la France a introduit en 2018 une option spécifique dans le Tarif d'Utilisation des Réseaux Publics d'Électricité (TURPE) pour les opérations d’ACC. Ce tarif distingue l’électricité auto-produite/consommée, qui bénéficie de frais réduits, de celle obtenue auprès d’un fournisseur, pour laquelle les frais sont plus élevés. L’idée est d’inciter à maximiser la part issue de l’ACC.

L. Strippchen : Oui, c'est effectivement une proposition intéressante… car elle crée des incitations financières à consommer davantage d'électricité issue de l’ACC. En ce qui concerne une réduction généralisée des frais de réseau, nous n’y sommes pas favorables.

Quel aspect de notre recommandation vous semble particulièrement intéressant ou pertinent ? Quelles sont les priorités et les mesures que vous souhaiteriez voir émerger dans les décisions politiques à venir sur ce sujet ?

B. Berthou : À mon sens, et la recommandation du Forum pour l’avenir le pointe du doigt, le plus urgent est de revoir la règlementation concernant l’autorisation de fourniture. L’article 86 de la loi APER de 2023 impose aux producteurs concluant un contrat de vente directe avec des consommateurs finaux d’obtenir une autorisation administrative. Le décret qui précise les modalités d’application ne prévoit pas d’exception pour l’ACC. Autrement dit, les producteurs en ACC doivent être titulaires de la même licence que les grands fournisseurs d'électricité ! Un peu comme en Allemagne finalement. Aujourd'hui, on voit un certain nombre de projets qui sont freinés par cette exigence. C’est vraiment le caillou dans la chaussure du développement de l’ACC.

C'est comme si on obligeait les maraîchers sur les places des villages à aller s'enregistrer au Marché international de Rungis pour obtenir une autorisation. C’est à rebours de l'esprit de l'ACC qui était de se détacher des marchés de l'électricité en faisant en quelque sorte un marché local, un circuit court. Bref, une simple clarification dans la loi que cette autorisation de fourniture ne s'applique pas à l’ACC débloquerait beaucoup de choses… C’est d’ailleurs aussi l’avis de la CRE et de l'ADEME, deux organismes reconnus sur le sujet.

L. Strippchen : Il est essentiel d’intégrer les PME et les établissements publics, un point que la recommandation souligne explicitement. En France, les acteurs communaux, solidement ancrés dans les territoires et disposant de ressources plus importantes, jouent souvent un rôle moteur dans les opérations d’ACC. Sans oublier les coopératives d'énergie citoyenne ! Celles-ci avaient été indirectement exclues du premier projet de loi allemand, sous prétexte que la production d'énergie ne pouvait être leur activité principale. Il faut évidemment prévoir une exception à cette règle. Dans ce contexte, votre proposition de créer un centre de compétences dédié à l'énergie citoyenne et à l’ACC sur le modèle d’Énergie partagée me semble particulièrement pertinente.

Un défi majeur en Allemagne réside dans la fragmentation des gestionnaires de réseaux de distribution : près de 900 entités, chacune avec ses propres structures et processus. Les prestataires doivent composer avec des procédures disparates, rendant la coopération complexe, voire impossible dans certains cas. À ce jour, aucune solution uniforme n’a été mise en place. À l’inverse, l’Autriche s’appuie sur une instance centrale pour harmoniser ces processus. La France suit une approche similaire, avec Enedis, le gestionnaire public, qui couvre à lui seul 95 % du réseau de distribution. Ce modèle simplifie considérablement la gestion et l’implantation de nouvelles solutions. Autre obstacle : de nombreux acteurs de la transition énergétique peinent encore à déployer des processus numériques efficaces, en particulier pour répondre aux nouvelles exigences en matière de gestion des données et de communication.

Témoignage / Text
« En France, l’autoconsommation collective est associée à la lutte contre la précarité énergétique. »
Auteur / Autor
Lisa Strippchen
Texte / Text

Pour conclure, regardons au-delà du Rhin : quelles similitudes ou divergences observez-vous avec le pays voisin ? Une dernière réflexion à partager ?

L. Strippchen : Au-delà de la question du gestionnaire de réseau centralisé, une autre différence majeure réside dans l’association fréquente, en France, entre l’ACC et la lutte contre la précarité énergétique – un aspect particulièrement intéressant. En Allemagne, ce lien est encore largement absent du débat, alors même que le cadre européen l’encourage explicitement.

B. Berthou : Je suis curieux de voir comment le sujet de l’ACC va être traité par le nouveau gouvernement allemand. De mon point de vue, la transition énergétique est plus importante que les courants politiques. La France et l’Allemagne font face à des défis similaires. Je pense que les gouvernements en place devraient s'attacher à créer les garde-fous nécessaires, pour éviter qu’en cas de prise de pouvoir par un parti trop rétrograde, celui-ci puisse détricoter entièrement le système en un mandat. Ça ne va pas être facile, mais il va falloir se prémunir des soubresauts politiques. Aujourd'hui on a des énergies renouvelables qui sont matures d’un point de vue du marché, c’est une bonne nouvelle. Cela permet de commencer à sortir des mécanismes de soutien et de subventions, pour faire en sorte que ces filières continuent à se développer plus indépendamment. Et l'autoconsommation collective y contribue.

L. Strippchen : Sur le plan juridique, l'Allemagne est tenue de transposer la directive européenne sur le marché intérieur de l'électricité d'ici 2026 – y compris le droit à l'autoconsommation collective prévu par l'article 15a. Le premier projet de loi relevait plutôt d’une mise en œuvre minimale. Force est de constater que la transition énergétique et la protection du climat ont perdu en attractivité politique récemment... Parvenir à une mise en œuvre ambitieuse s'annonce difficile. Pourtant, je reste convaincue – surtout dans le contexte politique actuel – que l'autoconsommation collective peut jouer un rôle clé dans la sensibilisation des citoyens. Lorsque les gens commencent à s'intéresser à leur approvisionnement électrique et au potentiel économique des énergies renouvelables pour leur région, particulièrement en zone rurale... Je suis persuadée que cela peut créer une véritable dynamique d'engagement.
 

Merci beaucoup pour cet entretien !

Titre de la section / Titel

À propos de Benjamin Berthou

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Benjamin Berthou, ingénieur en énergie, a cofondé Enogrid en 2018 avec Rémi Bastien et Thibault Rihet pour démocratiser la transition énergétique dans un esprit de justice sociale. D'abord spécialisé dans l’accompagnement des projets d'autoconsommation collective, il pilote aujourd’hui les opérations d'Enogrid, qui compte 38 collaborateurs.

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À propos de Lisa Strippchen

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Lisa Strippchen, politologue, travaille depuis 2021 à l’Agence allemande de l’énergie (dena). En tant qu'experte senior pour la production électrique, elle s’intéresse à l'évolution des marchés de l'électricité, aux modèles d'approvisionnement décentralisés ainsi qu’aux mécanismes de participation citoyenne aux projets d’énergies renouvelables.